Lettre 74 - 28/9/2019


Françoise et Paul Mirabile, qui se sont reconnus dans notre Association, mènent une vie itinérante d’Artisans de Paix de par le monde où ils sont nos ambassadeurs. Actuellement en Chine, ils nous donnent de précieuses nouvelles de leur itinérance là-bas. Il était souhaitable de leur donner la parole pour cette 74ème Lettre trimestrielle des Artisans de Paix.



Voyage en Chine occidentale
 
Eté 2019. Nous voilà repartis, Paul et moi, sur la route. Partis de Harbin dans le nord-est de la Chine, où nous travaillons actuellement, nous nous dirigeons lentement vers le plus grand lac de Chine, le lac Qin Hai.
 
Nous faisons une première étape, après trente heures de train, à Baotou, capitale de la Mongolie intérieure, afin de visiter la belle lamaserie de Wudanzhao, perdue dans la montagne à deux heures de route. Elle date du XIII° siècle.
 
Une lamaserie est une ville monastère, et nous avons plaisir à arpenter les rues pentues de la cité, bordées de moulins à prières, qui nous mènent d’un temple à l’autre. Le style est tibétain, de hautes bâtisses blanches avec un bandeau grenat orné de chakras… Les moines circulent dans leur longue robe grenat, vaquant à leurs occupations au milieu des visiteurs. Une des salles est réservée à la médecine, un art que les Tibétains bouddhistes ont perpétué jusqu’à ce jour.
 
Wudanzhao fut un haut lieu d’enseignement de la médecine, de l’histoire du lamaïsme, mais aussi des sciences. Devant l’entrée un bac à encens ; à l’intérieur, comme de coutume, un autel avec les offrandes du jour, surtout des fruits, en l’honneur des trois statues de Bouddha qui figurent le passé, le présent et le futur.
 
Nous aimons toujours nous retrouver dans ces salles de prière, au milieu des tankas (peintures bouddhiques accrochées aux murs ou suspendus au plafond), des arhats et des boddhisattvas. En parcourant la salle, toujours de gauche à droite, on aperçoit les étagères où s’empilent les livres de prières, de longs et étroits feuillets enveloppés dans une robe de tissu jaune. Au centre, des rangées de bancs bas où les moines s’assoient en tailleur pendant les offices, et du plafond pendent des bannières en tissu de couleurs vives. Sur le chemin qui conduit du portique d’entrée à l’ensemble monastique, comme dans beaucoup de lieux de pèlerinages, des milliers de drapeaux de prière, des écharpes avec des inscriptions ou des motifs bouddhiques ont été déposés par les fidèles.
 
La lamaserie est toujours en activité, ce qui n’est pas le cas de tous les temples en Chine. Loin de l’agitation citadine, entourés de collines, on respire. Les temples sont en Chine parmi les très rares endroits calmes, paisibles. Témoins d’une culture traditionnelle qui a traversé bien des vicissitudes historiques, ils semblent un autre monde, juxtaposé à cet univers trépidant de technologie, de téléphonie où le petit écran des smartphones réduisent tout horizon.
 
Après Baotou, nous cheminons vers Yinchuan, la capitale du Ninxia. C’est là que résident les Hui, une des deux communautés musulmanes de Chine. Descendants de marchands arabes sur la route de la soie, ils vivent là depuis des siècles et sont très assimilés, par des mariages mixtes et par la langue. Ils se sentent vraiment chinois, contrairement aux Ouïghours, de souche turque, qui peuplent la région du Xinjiang. Les Hui disent ne pas comprendre les Ouïghours qui sont en conflit avec l’État et subissent actuellement une impitoyable répression ; les Hui ont bénéficié, parce qu’ils manifestaient la volonté de s’intégrer, d’une autonomie et d’une liberté religieuse rarement remise en question. Ils revendiquent une relation harmonieuse avec les Han, la population majoritaire de Chine, tout en maintenant leur identité culturelle et religieuse. Au début du XX°siècle, ils ont construits des mosquées et ouvert des écoles où ils dispensaient un enseignement conjoint de l’arabe, du chinois et de diverses sciences. Ils ont aussi traduit beaucoup d’ouvrages arabes en chinois. Il y eut bien sûr les années noires de la Révolution culturelle pendant lesquelles les Hui furent persécutés à l’égal de toutes les communautés religieuses ; ils furent massacrés et leurs mosquées, leurs livres furent détruits. Toutefois, ce sinistre épisode traversé, les Hui retrouvèrent leur autonomie et un programme de reconstruction des mosquées fut mis en place avec le soutien du gouvernement. Nous sommes impressionnés par le nombre de mosquées que nous apercevons en nous déplaçant dans la province. Certaines ont adopté le style local chinois, coiffées d’un toit en hirondelle auquel on a simplement ajouté un minaret. D’autres rappellent beaucoup plus nettement les mosquées des pays arabes et semblent récentes.
 
Comme toutes les minorités en Chine, les Hui sont sous surveillance. La Chine redoute toute influence extérieure, et particulièrement celle d’un islam radical qui sévit dans les pays voisins, Pakistan ou Afghanistan. C’est pourquoi le gouvernement a créé un centre de formation des imams « patriotes » qui sont devenus les seuls autorisés et qui ont des comptes à rendre aux autorités. Il a aussi, trait original dans le monde musulman, ouvert des mosquées pour les femmes et par conséquent formé des femmes imams. Mais la Chine ne vit plus dans un monde totalement fermé et ce contrôle trouve ses limites. Des imams wahhabites viennent en visite et dispensent des enseignements, les Hui partent à nouveau en pèlerinage à la Mecque, les mosquées sont très fréquentées à l’heure de la prière. Calotte, voile, les tenues vestimentaires se font plus strictes. Nous sommes aussi frappés du nombre d’inscriptions en arabe dans les rues de Yinchuan, des hôtels qui semblent n’accueillir que des musulmans pour affaires ou tourisme. Les Hui sauront-ils longtemps concilier leur double identité sans que le gouvernement ne commence à trouver trop envahissante la composante religieuse ? Au quotidien, nous retrouvons, dans cette communauté, la qualité d’hospitalité que nous avons connue en Turquie : alors que nous demandons la direction pour rentrer à notre hôtel après avoir visité la grande mosquée de Nanguan à un sympathique quidam poussant son vélo, ce dernier nous renseigne, nous accompagne, puis nous invite à nous arrêter avec lui dans un petit restaurant. Il veut nous faire goûter une spécialité de la région rafraîchissante par ces temps de canicule. C’est la première fois, en Chine, qu’on nous invite de la sorte. Notre refus serait incompris, et nous nous efforçons de faire bonne figure pour absorber cette spécialité qui s’avère au final plutôt indigeste à nos estomacs frugaux. Mais combien nous sommes touchés par le geste. Notre nouvel ami est professeur d’art dans un lycée, il nous donne son numéro de téléphone.
 
Nous nous sommes demandés pourquoi pendant ce voyage nous n’avons croisé aucun touriste étranger, et s’il y avait une relation avec l’extrême gentillesse des gens à notre égard. Dans le bus, un autre jour, un homme entame avec nous la conversation, il est médecin et nous donne sa carte en nous murmurant discrètement qu’il est chrétien. Une jeune fille, dans une salle d’attente nous offre des gâteaux, nous montre avec émotion la croix de son chapelet. Ce moment de complicité semble lui faire chaud au cœur. Ici l’appartenance doit rester plus que discrète.
 
La belle région du Ninxia accueille aussi des bouddhistes et offre au visiteur des sites exceptionnels. À 60 km de Yinchuan, près de Qingtongxia Zhen, au bord du fleuve Jaune, sur un versant de la montagne, cent huit stupas sont disposées en un triangle de douze rangées. Ces stupas symbolisent les cent huit perles du mâlâ (chapelet bouddhiste), soit les 108 passions humaines à surmonter avant d’arriver à l’illumination.
 

 
On arrive sur le site en bateau car à quelques kilomètres, on a construit un barrage, et l’accès n’est pas libre. Ces cent huit stupas abritent tous des reliques de lamas. Le lieu est inspirant : le fleuve, les montagnes, un magnifique ciel bleu et la méditation des fidèles bouddhistes qui un jour prit la forme de ces pierres sacrées, symbiose entre la nature et l’esprit humain saisi par plus grand que lui. On pourrait rester là en contemplation des heures, mais à la différence des sites indiens, les sites chinois ne le permettent pas. Les visites sont encadrées, réglementées, les espaces appropriés, délimités. Mais il faut reconnaître qu’ainsi des monuments et des environnements sont préservés de la folie immobilière qui s’étend sur tout le territoire et des dégradations en tous genres. Les sites sont considérés comme appartenant au patrimoine culturel national. C’est une forme de déni de l’identité religieuse qui en réduit la croyance à un gentil folklore et les joyaux architecturaux à un bien national commun. La Chine compose avec ses minorités dans des ambiguïtés savamment entretenues, évitant désormais le plus possible les mesures spectaculaires d’interdiction ou de répression qu’elle réserve aux religieux « illégaux ». Elle fixe les règles du jeu de façon unilatérale, exerce un contrôle des plus stricts, concède et minore, et surtout crée ses propres structures administratives afin de garder la maîtrise et éviter autant qu’elle le peut contacts et influences de pays étrangers.
 
En chemin vers le lac Qin Hai, nous faisons halte à Xining, fort désireux de rejoindre Ta’er Si, la ville monastère de Kumbun. Ce haut lieu du bouddhisme tibétain, lieu d’étude et de prière, nous déçoit. La longue rue qui mène à l’entrée du monastère, où s’alignent boutiques de bibelots et restaurants, est noire de monde. D’interminables queues s’allongent devant la quinzaine de guichets où les moines, réduits à la fonction de guichetiers encaissent au prix fort le droit de visite. En cette saison, l’affaire est lucrative. On est sur le point de renoncer. On n’est pas venus pour faire du tourisme à la chinoise. Aucune chance d’assister à un office. Les moines se réfugient dans des salles interdites au public, et nous ne visitons qu’un musée sans âme. On pense à ce que fut ce lieu quand Alexandra David-Neel y vécut et y travailla sur des textes tibétains pendant trois ans. Le tourisme tue l’esprit des lieux. C’est la meilleure politique pour neutraliser les énergies religieuses d’infliger à ces hauts lieux cette ruée de visiteurs envoyés par des agences, qui savent à peine pourquoi ils sont là, qui arrivent et repartent aussi vite, minutant leur passage. Les Tibétains des environs qui viennent au Temple sont facilement reconnaissables. Ils se prosternent, font leurs offrandes, puis s’assoient par terre, le long d’un mur de temple, égrenant leur chapelet parmi cette insupportable foule. Ils viennent envers et contre tout accomplir les rites du pèlerinage.
 
J’évoquerai encore une étape : la visite des grottes Xumi près de Guyuan. Le site est célèbre pour son bouddha géant assis, haut de vingt-et-un mètres (le plus grand bouddha assis dans le monde), creusé dans la roche. Au-dessus de la rivière, le bouddha semble nous regarder et nous le contemplons. Vision saisissante : ses yeux ouverts aux pupilles finement dessinées sont étonnants. On trouve en Chine plusieurs sculptures géantes de bouddha perchés dans la montagne au-dessus de fleuves ou rivières : cela n’évoque-t-il pas ces textes où le disciple atteint l’Eveil après la traversée du fleuve ; il rejoint l’autre rive, ayant dépassé les épreuves et tentations multiples dans sa quête.
 
La Chine est un vaste pays qui comprend de splendides sites qui nous ramènent à notre passion pour la rencontre des cultures et des religions. Malgré la vitrine moderniste qu’elle affiche et le dédain de toute spiritualité, on y trouve dans chaque région des lieux uniques qui donnent à ressentir et à penser la communauté de nos destins humains, l’unité par-delà la diversité des formes et des noms des dieux, du sacré.
 
Françoise Mirabile, 28 septembre 2019


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